10. PETITE VISITE DE NUIT
Lucrèce Nemrod se laissa couler sur la corde qu’elle avait arrimée à la rambarde en fer forgé de son balcon. Ça, elle savait bien le faire.
A l’orphelinat on l’avait baptisée « la petite souris ». Non seulement à cause de sa taille réduite qui lui permettait de s’infiltrer n’importe où, mais aussi grâce à sa capacité de grignoter les nerfs de ses contemporains jusqu’à ce qu’ils cèdent à ses caprices.
Entre les deux étages, la jeune fille se dit que ce n’était pas une Christiane Thénardier, un Franck Gauthier ni même un Isidore Katzenberg qui allaient l’empêcher d’aller jusqu’au bout de son enquête sur les origines de l’humanité. Elle mettrait un nom sur le ou les assassins du Pr Adjemian et elle percerait son secret.
Le père de nos pères.
Le père de tous les pères.
Elle sauta sur le balcon. La fenêtre de l’appartement du paléontologue était fermée. Elle tira son couteau suisse de sa poitrine et opta pour une lame plate qu’elle glissa sans trop de difficultés entre les battants afin de soulever le taquet qui maintenait la croisée close. La voie était libre.
Pour cette mission de commando, elle était moulée dans un survêtement noir et avait noué ses longs cheveux roux en une queue-de-cheval. Pour étouffer le bruit de ses pas, elle portait des mocassins à semelles de crêpe. Une jambe passée dans l’entrebâillement, puis l’autre, elle posa délicatement les pieds sur la moquette et alluma sa lampe torche.
Elle était dans le bureau de la victime. Des gens semblaient l’attendre. Elle s’empressa d’éclairer les alentours et reconnut les squelettes de singes accrochés à leurs potences. La vive lumière de la torche élargissait le sourire vide des crânes comme si tous étaient heureux qu’elle vienne les visiter.
— Salut, les singes.
Les ombres trouées s’étirèrent jusqu’au plafond.
— Vous, vous savez qui a tué le professeur ?
En guise de réponse, le gorille laissa s’échapper un petit papillon de nuit qui avait élu domicile dans sa mâchoire inférieure et qui, ne comprenant pas pourquoi il faisait soudain aussi clair en pleine nuit, choisit de voleter bruyamment à travers la pièce pour manifester son désarroi.
Lucrèce Nemrod promena le faisceau de sa lampe d’un mur à l’autre. Elle discernait dans l’atmosphère quelque chose d’impalpable et pourtant d’épais : le mystère en suspens. Comme un nuage noir qui ne demandait qu’à être crevé pour larguer son orage.
Dehors justement, un éclair zébra le ciel et une détonation retentit. Il était bel et bien là, l’orage. Par intermittence, des flashes blancs illuminèrent la pièce.
Elle rouvrit le dossier Presse et en feuilleta de nouveau les pages. Le Pr Adjemian y évoquait ses recherches tanzaniennes sur le chaînon manquant et parlait d’un nouveau chantier sur les berges du fleuve Olduvai. « Je lèverai prochainement le voile sur le plus grand de tous les secrets la véritable origine de l’humanité », annonçait-il dans une interview. « Stupete gentes », comme disaient les Romains. « Peuples, préparez-vous à être ébahis. »
Dans d’autres coupures de presse, d’autres paléontologues étalaient leur manque d’intérêt total, voire leur mépris pour les travaux du Pr Adjemian. « Pour l’instant, il n’a mis au jour aucun os fossilisé d’importance. »
Un petit bruit alerta la jeune fille. Elle éteignit aussitôt sa lampe et se figea sur place.
Le bruit s’interrompit. Reprit. Il y avait quelqu’un dans la pièce. Elle hésita, puis ralluma et dirigea carrément son faisceau en direction de l’endroit d’où, lui semblait-il, provenait comme un crissement sur la moquette. Un museau, des moustaches, de petites pattes roses. Une souris était en train de grignoter un papier dans la corbeille. Découverte, elle détala.
A souris, souris et demie. La journaliste s’assit par terre, coinça sa lampe entre ses dents et entreprit de déployer un par un chaque lambeau de papier froissé. Elle découvrit ainsi une missive énonçant : « Je sais maintenant que mes jours sont comptés. Ils vont chercher à me faire taire car mon secret est trop gênant.
« Evidemment, mes révélations embarrasseront l’ensemble de la communauté scientifique dont toutes les convictions seront bouleversées. Pourtant c’est de vérité qu’il s’agit et, contre la vérité, nul ne peut rien. On aura beau tenter de l’enfoncer sous l’eau, elle finira toujours par remonter. Alors je t’en prie, je t’en prie toi qui me lis, aide-moi. Et s’ils me tuent, transmets mon secret autour de toi afin qu’il ne disparaisse pas avec moi. »
Lucrèce Nemrod continua à balayer la pièce du faisceau de sa lampe. Au-dessus du fauteuil du bureau, elle éclaira un dessin humoristique. Dans son cadre un petit poisson y discutait avec un autre, beaucoup plus grand. La bulle énonçait : « Dis, maman, il paraît que certains d’entre nous sont sortis de l’eau pour marcher sur la terre ferme, qui sont-ils ? » La mère répondait : « Oh, pour la plupart, des mécontents ! »
Au feutre noir, une main avait barré fermement l’adjectif « mécontents » pour le remplacer par « angoissés ».
Le dessin avait comme titre : LE SECRET DE L’ÉVOLUTION.
Elle s’apprêtait à poursuivre ses investigations quand elle détecta de nouveau un petit bruit. Cette fois, il ne s’agissait pas d’une souris. Un cliquètement à la serrure de l’entrée. Lucrèce Nemrod éteignit précipitamment sa lampe et se lova derrière la porte de la cuisine. Elle entendit celle du palier céder. Quelqu’un entrait.
Un nouvel éclair lui permit de distinguer à travers le trou de la serrure un homme de taille moyenne en imperméable trempé. Il était muni d’un sac apparemment assez lourd qu’il fouilla pour en tirer un masque de singe qu’il enfila avant d’allumer à son tour une lampe de poche.
Un cambrioleur ? Peu probable. Il brandissait maintenant un gros bidon d’essence dont il entreprit de répandre le contenu sur la moquette à travers les pièces, et tout spécialement le bureau. Il revint ensuite vers l’entrée et empoigna une boîte d’allumettes. Il en fit craquer une et, avant de la lancer vers l’essence, en contempla un instant la flamme.
La fascination du feu. Cette seconde d’atermoiement suffit à Lucrèce Nemrod pour bondir sur l’intrus. D’une pichenette, elle éteignit l’allumette et profita de l’effet de surprise pour expédier son genou dans l’entrejambe de l’individu. L’homme gémit. A travers les trous du masque simiesque, elle discerna deux yeux douloureusement étonnés. Avant que l’autre ne comprenne ce qui lui arrivait, elle s’empressa d’enchaîner un coup de poing au ventre, un coup du tranchant de la main à la pomme d’Adam, une clef au bras et le plaqua par terre tout en continuant à lui tordre le bras.
Une fois de plus, la foudre déchira le ciel mauve et tous les objets vibrèrent dans l’appartement. Les reflets du ruissellement des gouttes sur les vitres semblèrent lacérer la tapisserie des murs.
— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?
Elle accentua la pression sur son bras. Il était conscient que de la façon dont elle avait saisi son coude, il ne lui suffirait que d’un petit geste pour lui briser l’épaule et il émit des grognements que le masque étouffa.
— Vous vouliez détruire les indices, n’est-ce pas ? Allez, parlez ! Qui êtes-vous ?
Elle voulut le retourner pour soulever son masque, mais il profita de son effort pour, d’une ruade, se dégager prestement et s’enfuir en toute hâte vers l’escalier. Elle se précipita à sa poursuite.
— Arrêtez-le ! cria-t-elle en direction du portail, en bas.
Mais l’homme en imperméable était déjà dans la rue, mêlé à une foule mouillée qui rentrait la tête dans les épaules.
Un humain anonyme parmi des centaines d’autres humains anonymes.